En parlant dans le post précédent de marketing, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à Edward Bernays(1891-1995), l’inventeur des Relations Publiques et le neveu de Sigmund Freud. Au début du XXème siècle, « Relations Publiques », cela voulait dire à la fois le marketing, la publicité et la communication d’entreprise. C’était le nom neutre que Bernays avait trouvé pour remplacer le terme connoté de «Propagande », car il avait travaillé auparavant pour le bureau de propagande de l’armée (entre 1917 et 1919). Avec d’autres, il avait « vendu » l’intervention contre l’Allemagne à l’opinion américaine, alors massivement opposée à l’entrée en guerre des USA.

L’inventeur discret  du marketing

Edward Bernays a peut-être eu une plus grande importance que Marx dans l’histoire mais il est complètement inconnu. Aucun cursus de sociologie ou de psychologie n’en parle (du moins n’en parlait quand j’ai étudié la sociologie).

Bernays a pratiqué ce que son oncle a toujours réprouvé : la psychanalyse appliquée au contrôle social et au marketing, par la manipulation des pulsions. En fait, il a appliqué un programme de désinhibition des désirs, autrement dit, en jargon psychanalytique, de libération du Ça (principe de plaisir) de l’emprise du Surmoi (principe de censure). C’est une chose contre laquelle Freud, bourgeois de mentalité, s’était toujours insurgé comme une mauvaise compréhension de ses travaux.

Théorie_de_Freud

« Le moi n’est plus maître dans sa propre maison »  Illustration de la théorie freudienne (Wikipedia). Le « Moi » (conscient), c’est le compromis que vous faisons entre les désirs, inconscients, le Ça, et le Surmoi, c’est à dire la censure (presque entièrement inconscient). « Le moi n’est plus maître dans sa propre maison. » Freud, Introduction à la psychanalyse

L’émancipation pour le profit

Ce programme de libération des désirs (du Ça), semble préfigurer la façon dont on concevait l’émancipation en mai 68. Sauf que Bernays se fichait de l’émancipation et avait une vision cynique et fonctionnelle de sa pratique. Il a par exemple trouvé une solution parfaitement machiavélique pour inciter les femmes à fumer, en liant la cigarette à la liberté et au combat féministe. Cela a doublé les débouchés des industriels du tabac qui l’avaient engagé. Il semble qu’il a aussi inventé le petit déjeuner œufs bacon « traditionnel » pour écouler certaines parties du porc qui restaient sur les bras des éleveurs. Dans les années 50, il a même orchestré une campagne de communication (propagande) pour la célébrissime compagnie United Fruit, contre le gouvernement de gauche du Guatemala de Jacobo Arbenz. Les réformes agraires d’Arbenz menaçaient les intérêts de la United Fruit, très proche de la CIA et de l’appareil d’état US, qui détenait la quasi-totalité des terres guatémaltèques. La campagne de propagande de Bernays se terminerait par un coup d’Etat organisé par la CIA et la destitution du président.

La démocratie selon Bernays, une manipulation généralisée

Pour Bernays, la démocratie est une forme de gouvernement qui suppose nécessairement que des élites éclairées manipulent les foules par les émotions, grâce aux médias. En fait, il voyait ce système comme une vague forme de théocratie où des communicants, sortes de prêtres éclairés, guideraient des foules ignorantes et crédules. Ces foules influençables voleraient d’impulsion en impulsion, au gré des opérations de communication organisées pour tel ou tel besoin défini d’en haut.

Il est le père du système des think thanks et des experts, qui de nos jours prémâchent la pensée et malaxent l’opinion. Il a théorisé et systématisé l’usage transversal des médias pour propager une idée à travers des scientifiques plus ou moins corrompus pour diriger opinions et comportements.

Il a aussi dès 1920 théorisé dans ce cadre, le star-system comme un dispositif d’identification et de transfert d’émotions proche des systèmes polythéistes de l’antiquité. On ne s’étonnera pas d’apprendre que Bernays figurait en bonne place dans la bibliothèque de Goebbels, ministre de la propagande de Hitler.

Un héritage pléthorique

Aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, le neuromarketing, l’hyperstarification ou l’astroturfing, les descendants de Bernays sont partout, éparpillés entre disciplines et institutions. (En voici un cas un peu grossier qui montre comment on crée un faux mouvement social pour attaquer la législation sociale.)

Comme avec Bernays, ses héritiers ont aussi souvent des liens étonnants avec l’armée US ou la CIA. Vous pourrez le constater ici avec un projet de data-mining sur twitter ou avec une crème de jour qui collecte votre ADN! Et n’oublions pas, bien sûr, les Pokemon Go!

Mais lien ou pas lien avec qui que ce soit, c’est ce que le philosophe Bernard Stiegler regroupe sous le nom d’ « industrie(s) de la destruction de l’attention », et c’est aussi elle qui est évoquée derrière Leary/Brenner dans Stranger things (voir le dernier post de ce blog: « Stranger things » (2)).

 

 

Bernays est évoqué en détail dans « Le siècle du Moi », très bon documentaire (4 parties)  sur les liens entre Marketing et théories psychologiques. Voici le premier tronçon de la première partie, et vous aurez le reste sur cette playlist. ou alors en un seul bloc, sans sous-titres ici.