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Le prestidigitateur, Jérôme Bosch, 1502

Je viens de lire cet article plus que drôle du Monde Diplomatique. Frédéric Lordon y fait la revue détaillée de la tartufferie des médias face à ce qu’on appelle les « Fake News », les « faits alternatifs » ou la « post-vérité » depuis quelque mois. Nous en avions parlé à l’occasion d’une liste noire de sites internet publiée par le Washington Post reposant sur l’expertise d’une officine bien plus mystérieuse et suspectes que les sites mis à l’index. Comme toutes ces affaires sont assez louches et sentent souvent la barbouzerie électronique, cette peinture de Jérôme Bosch et presque toutes les illustrations de ce post sont issues d’une brochure de guerre psychologique des services secrets anglais (Government Communications Headquarters [GCHQ]) qui a été fuitée par Edward Snowden.

Il y a de quoi être exaspéré, comme Frédéric Lordon, par la croisade anti fake-news tous azimuts  (qualifiée par Glenn Greenwald de Néo-Maccarthysme). Chez les autres (réseaux, sociaux, sites d’informations indépendants, presse russe, etc.) nos médias occidentaux repèrent finement les a priori, déconstruisent énergiquement les superstitions, biais de confirmation, bulles de filtres, débusquent les turpitudes et allégeances suspectes, mais chez eux, il n’y a rien à déconstruire, rien à suspecter, pas d’influence en amont, bien sûr, puisqu’ils disent la vérité nue, immaculée, puisque ce sont les médias officiels du monde libre. Cette affirmation tautologique et auto-référentielle est l’acte d’autorité par excellence, au sens symbolique du chef qui doit toujours montrer son pouvoir, pour que tous sache que c’est lui qui l’a, et au sens rhétorique de l’argument d’autorité (où l’on se réfère à une autorité qui fonde la vérité et la validité de son propos). Mais cet acte performatif d’autorité, leur idéologie réaliste les empêche de savoir consciemment qu’ils le posent, ou du moins de l’avouer publiquement. A cet égard, la réponse du fact-checker/débusqueur de fake news en chef du Monde quand Daniel Schneiderman l’interroge dans son émission en ligne sur les raison de sa vocation journalistique est splendide: « La passion des faits », répond-il après tout de même une hésitation.

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Le culte du fait

A la base de la culture journalistique, il y a le culte du fait objectif: se limiter au fait mais écarter les interprétations, c’est le mot d’ordre et la doxa, sous l’influence du pragmatisme US. Comme s’il n’y avait pas en amont du fait des décisions, des processus sociaux et cognitifs en rapport avec le positionnement de l’observateur, qui construisent ce fait de telle ou telle façon, qui le font même exister ou non. Mais aujourd’hui, ceci devrait être évident, comme le dit Lordon. Qu’on doive l’expliquer est inquiétant.

Le “fait pur”, métaphysique et inconnaissable

Cette illusion du fait pur me rappelle la « chose en soi » que Kant renvoie à la métaphysique (inconnaissable) pour contrer la théologie comme le positivisme/rationalisme triomphants qui entendent pareillement accéder à cette « chose en soi » par le travail de la raison et/ou de la science. On devrait s’intéresser aux conditions de possibilité de la production d’un fait objectif, comme Kant s’est intéressé aux condition de possibilité d’une connaissance sur le monde. (Vers une analyse transcendantale du fait médiatique est un titre auquel ce post a échappé). La doxa du fait objectif ressemble effectivement au discours théologique de la scolastique et de la casuistique sur Dieu, le monde et la morale, qui a petit à petit été détruit par la réforme et les philosophes.  La chasse aux Fake News est bien une reprise en main de son monopole sur la vérité par l’Eglise de la mondialisation heureuse, une contre-réforme cognitive contre internet les quelques minoritaires actifs sur internet. Pour que le monde continue d’exister, il faut préserver la doctrine du fait objectif, l’espace médiatique et la croyance collective dans le fait objectif immaculé! Le « décodex », outil électronique mis en place par le Monde pour chasser les fake news, rime avec l’Index (librorum prohibitorum), la liste que l’Eglise publiait pour désigner les livres interdits.

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M’est avis qu’il y a certains journlaistes lucides qui doivent avaler des couleuvres. Mais pour la plupart la doctrine du fait objectif reste vigoureuse, malgré les tangages du Brexit et de Trump. En tout cas, j’aimerais bien pouvoir assister aux débats qui doivent nécessairement avoir lieu en interne. On ne doit pas s’y ennuyer.

Reality based community

Face au réalisme du fait objectif des journalistes, il y en a qui rigolent bien et qui se situent sans complexe dans la post-vérité depuis des lustres. Il faut rappeler que dans les années 2000, un conseiller néoconservateur de George W. Bush, promoteur de la guerre en Irak, définissait les journalistes comme ces « gens qui se réfèrent » à la réalité (reality based community)! On soupçOnne qu’il s’agit de Karl Rove. Voici un extrait de l’article de Peter Susskind du New York Time qui mérite d’être connu:

Il m’a dit que des gens comme moi [les journalistes] appartenaient “à ce que nous [les néoconservateurs] appelons les gens qui se réfèrent à la réalité [reality based community]”, ce qu’il définissait comme des gens qui “croient que des solutions émergent de l’étude d’une réalité discernable.[…] Mais ce n’est plus la façon dont fonctionne le monde […] Maintenant, nous sommes un empire, et lorsque nous agissons, nous créons notre propre réalité. Et pendant que vous étudiez cette réalité -judicieusement, comme vous le faîtes- nous agirons encore, créant d’autres réalités, que vous pourrez étudier aussi, et c’est comme ça que les choses vont. Nous sommes des acteurs de l’histoire… et vous, vous tous, il vous reste à étudier ce que nous faisons.

C’est beau comme du Shakespeare, Richard III, sans doute.

Constructivisme radical vs Doxa réaliste du fait pur

Cette vision peut être qualifiée de socio-constructivisme radical. Le socio-constructivisme postule que la réalité résulte d’un processus d’interaction permanent entre nos dispositions psychiques, sociales et le monde extérieur, et, par extension au niveau social, entre les différents individus et leurs dispositions respectives. Ces axiomes peuvent être utilisés judicieusement par des sociologues qui n’oublient pas que le monde extérieur fait partie de l’équation. Mais les spin-doctors, prométhéistes furieux, comme Karl Rove ou Michael Ledeen, le promoteur de la « destruction créatrice » dans le domaine de la géopolitique, en ont tiré une théorie délirante de remodelage du Moyen orient, plongeant le monde dans un conflit de civilisation qui pourrait durer plusieurs siècles.

Ce socio-constructivisme absolu est la parfaite antithèse de la doxa du fait objectif des journalistes. Et pourtant, comme le déplore Lordon, ces derniers passent sans broncher les plats trafiqués que leur tendent les aventuriers socio-constructivistes radicaux qui supervisent le devenir du monde, à l’instar de Karl Rove. Nous allons même voir dans la suite de ce traité que c’est ce genre d’individus qui promeuvent aujourd’hui la chasse aux Fake News pour cacher ce type d’agissement et décrédibiliser ceux qui bien souvent, ne font que relever les contradictions du récit officiel!

Le cas de l’intox sur les armes de destruction massive de Sadaam Hussein, unanimement appuyée par les médias US, n’est pas le moindre exemple d’intox complaisamment relayées par les médias. Le ton de la tirade du spin doctor ci-dessus fait d’ailleurs un peu penser à celui d’un client à une prostituée. Lordon dresse une liste assez étendue et navrante de tous ces petits services que rend la presse à l’insu de son plein gré aux pouvoirs en place. Mais il reste sidéré face à l’aplomb de cette caste de prêtres qui maintient contre vents et marées la doxa du fait objectif, du fait pur. Il y a là quelque chose d’incompréhensible qui devrait s’éclairer après le paragraphe qui suit. Nous arrivons au coeur coeur de ma fakeniouzologie critique.

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« La construction psychologique de la tromperie » On part de l’attention et des attentes du public (le feedback du modèle) pour produire du sens et des comportements (behaviour). Ce schéma cybernétique trahit le constructivisme décomplexé des cercles de pouvoir occidentaux.

L’érosion du fait et le devenir com de la presse

Frédéric Lordon constate que la presse, « […] devenue pouvoir institutionnel, entretient (mais depuis si longtemps…) des liens troubles avec les autres pouvoirs institutionnels […] » ce qui l’empêche de faire son travail d’enquête sur ces pouvoir. Ce mélancolique « (mais depuis si longtemps) » de Lordon contient une nostalgie que les relativistes auront beau jeu de renvoyer aux éternels « c’était mieux avant » comme Socrate les poussait déjà il y a 2500 ans. Personnellement, je crois que le fait objectif a effectivement existé. Ou disons, que des faits nettement plus objectifs ont existé et que nous vivons une érosion progressive du fait. Cette érosion a effectivement à voir avec les liens qui deviennent de plus en plus troubles avec les pouvoirs en place. Mais il faut aller plus loin et étudier la microphysique de ce tissage de liens trouble. La presse vit un processus de fusion progressive avec le marketing/com, ce secteur hypertrophié de notre réalité post-moderne.

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« Gestion de l’attention », ça peut décrire le coeur de métier de la com ou celui des services secrets

Microphysique du conditionnement a priori des faits « objectifs »

Ici, la com peut être définie comme une sphère en expansion qui a émergé avec l’avènement du marketing dans les années 80, composée de Think tanks, d’agences de com/prod et aussi d’ONG qui se sont petit à petit interposés entre les faits et les journalistes, ces derniers leur déléguant petit à petit leurs prérogatives aussi bien d’enquête que de réflexion. Dans une perspective biologique darwinienne (ou néo-libérale, mais c’est presque pareil), les médias ont externalisés leurs yeux et leur cerveau à la sphère de la com avec laquelle ils vivent désormais en symbiose.

Aujourd’hui, ces diverses entités de la com offrent aux médias clé en main experts, contenus, opinions raisonnables, informations remontant du terrain, etc. Cette relation permet aux journalistes de remplir leurs colonnes et tuyaux d’une matière qu’ils doivent fournir toujours plus vite et avec de moins en moins de moyens. Il faut noter que le monde de la com n’a pas du tout les mêmes pudeurs faussement vertueuses à l’égard de l’objectivité des faits que les journalistes. Il fait plutôt preuve d’un constructivisme au moins aussi affranchi de la réalité que celui des spin-doctors de la guerre d’Irak. D’ailleurs le monde de la com a des relations troubles et incestueuses aussi bien avec les pouvoirs économiques et politiques qu’avec les services secrets des grandes puissances. La guerre d’Irak, par exemple, a réellement été lancée à partir d’un tel maquis de think tank, de services secrets et d’agences de com, assez touffus et compliqué pour qu’a posteriori les journalistes et experts attitrés puissent dire sans sourciller que c’était une erreur et que tout est très complexe par ailleurs.

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Beaucoup de magiciens travaillent pour les services secrets. Ces derniers les citent en exemple dans leurs manuels.

Un journalisme sans yeux, sans cerveau, sans logique

Que les médias aient externalisé leur entendement, leurs fonctions cognitives de conceptualisation à la com leur permet d’ignorer les brèches qui s’accumulent dans le récit officiel qu’ils doivent faire des faits tels qu’ils doivent être (qui subit souvent les modifications les moins crédibles selon les besoins du moment). En tout cas le principe de contradiction est parti avec l’entendement. A vrai dire la langue de bois du « fait objectif » est à présent tout ce qui les différencie d’un communicant avec qui ils partagent presque la même flexibilité cognitive et le même socio-constructivisme.

Edward Bernays, neveu de Freud, parrain de la com

Je pense alors à Edward Bernays (1891 − 1995), neveu de Sigmund Freud, inventeur de la com et du marketing qu’on appelait « relations publiques » à leurs débuts dans les années 1920. Il était lui-même hautement impliqué dans l’appareil de propagande de l’armée américaine et a participé à des coups tordus de la CIA en Amérique du sud. D’où sans doute la franchise crue du titre de son livre phare sur les relations publiques: « Propaganda ». Oui, la com est la fille de la psychologie, de l’armée américaine et des services secrets (des spécialistes de l’information et de la com sans doute encore délurés que les publicitaires). A titre indicatif, Bernays  affirmait fièrement dans Propaganda que quatre des informations sur les huit que contenait la une du New-York Times du jour étaient de la propagande produite par lui ou ses collègues. Voilà les origines du processus qui a fait que les faits ne sont plus les faits, qui s’est amplifié à partir des années 80, avec l’avènement du marketing. Les héritier pléthoriques d’Edward Bernays sont bien aujourd’hui les yeux et les cerveaux externalisés de nos médias.

Jared Cohen, chasseur de fake News pour Google

Parmi les plus suspects des héritiers de Bernays, voici le monsieur chasse aux fake news de Google, un Bernays contemporain que Julian Assange de Wikileaks appelle le préposé aux changements de régime de Google. Jared Cohen, patron de Jigsaw/Google Ideas est un « senior Fellow » du Council on Foreign Relationships, un, sinon le plus gros, des Think tanks de la mondialisation néolibérale, dont le site précise que Jared est un spécialiste du terrorisme international et qu’il est allé sur le terrain rencontrer des gens d’Isis, du Hezbollah ou d’Al Qaida. Il a aussi travaillé comme conseiller diplomatique et communicant digital pour Condolleeza Rice et Hillary Clinton lors de leurs mandats respectifs de Secrétaire d’Etat en charge de la diplomatie US. Dans cette conférence où une Condolleeza Rice à la retraite joue complaisamment le rôle d’intervieweuse, il expose avec le patron de Google Eric Schmidt, dans la novlangue habituelle de l’empire du bien, l’agenda de changement de régime conjoint de google et de la diplomatie US (les deux ont écrit un livre sur le sujet). Les e-mails fuités par wikipeaks montrent que Cohen mène bien des actions de déstabilisation ultravolontariste sur le terrain au point que certaines branches des services secrets US s’interrogent sur sa probité et sur les dangers que pose son action.

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Identifier les points de fracture et les exploiter. Les services secrets étudient comment rassembler, puis diviser des gens dans un processus d’ingénierie sociale favorable.

Sous couvert de lutte pour la démocratie dans le monde, Cohen a entre autres choses présidé à la création d’une gallaxie d’ONG réunies en 2008 autour de Movement.org, à l’initiative de Google et du Département d’Etat américain dans le but de réunir des activistes tous les pays, afin de « partager » les « meilleures pratiques » (best practices) pour faire émerger des mouvements de protestation… naturels (grassroots). Sans langue de bois, ça veut dire entraîner des idéalistes occidentalisés aux techniques de subversion postmoderne pour mettre sous pression et renverser les régimes gênants pour les USA avec l’aide active des firmes de la Sillicon Valley.

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« Aimez-vous votre marque? »…Cynisme typique de communicants. Ces protestataires égyptiennes ont-elles été mobilisées avec les méthodes de guerre électronique exposées par le GCHQ dans son manuel? Sont-elles en lien avec Movement.org?

Société civile synthétique, astroturfing

Ce type de téléguidage de la « société civile » a lieu sur les réseaux sociaux et il sert aussi à mener des campagne d’hygiène mentale orwellienne comme celle de la chasse aux fake news. En marge des « médias officiels », se crée un maquis plus ou moins synthétique d’agences de prod/com internet qui se spécialisent dans la fabrication et la gestion plus ou moins artificielles de mouvements, de groupes et d’opinions sur internet. On appelle cela l’astroturfing et à lire les inrocks, on dirait que c’est Poutine et Trump qui l’ont inventé. Certes les Russes et les populistes comme Trump ont dû s’y mettre, mais ces techniques proviennent d’abord des techniques de com et des boîtes américaines, ubérisées par définition par Google et Facebook, dont on sait les liens avec l’Etat américain.

Partout sur le web, dans le monde, s’élargit ce trou noir de la com qui aura bientôt détruit toute possibilité de vérité. Partout des Think tanks créent des ONG, qui créent d’autres ONG, qui créent d’autres boites de com, qui créent des boites de prod, etc. qui se sous-traitent à l’infini les tâches en quoi consiste la fabrication de faits présentés en aval comme purs par les médias. De ce marécage sort l’inquisiteur en chef de google, sur lequel se calquent tous les inquisiteurs supplétifs dépêchés dans tous les médias par l’Eglise de la mondialisation heureuse pour préserver son magistère menacé. Ils arrivent, leur hypocrite doxa du fait objectif en bandoulière.

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Créativité sociale: Semer, convertir, partager. La brochure du GHCQ est notamment destinée à la manipulations des réseaux sociaux.

Apocalypse et/ou Dystopie

Comme le dit Frédéric Lordon, une telle offensive planétaire est inquiétante et augure un changement radical dans l’organisation du monde. Cette répression cognitive indique un système à bout de souffle, un géant qui tangue face à tous ses dénis qui lui reviennent en pleine face. Sa réaction pourrait être extrême: c’est notre liberté qui est en jeu, et en première ligne celle de s’exprimer sur internet, dont toutes les platte-formes sont au premier titre des entreprises de com appliquées, comme les petits médias, à faire advenir chaque jour le monde tel qu’il doit être.

Il y a aujourd’hui des initiatives tous azimuts pour limiter les « fake news ». Aux Etats-Unis et en Europe des législations ont déjà été adoptées.  Google et Facebook se sont déjà généreusement engagés pour limiter les fake news en  vue de la campagne présidentielle française, avec l’aide de plusieurs médias tout aussi préoccupés de notre hygiène cognitive et du combat contre la haine et l’intolérance. Bien sûr, l’extension de termes comme « haine » et « intolérance » ou « fake news » peut s’élargir par quelques glissements rhétoriques déjà prévisibles à tout ce qui gène l’Eglise de la mondialisation heureuse. Il est certain que tout se fera au nom du bien, du respect et de la liberté; et même de la sauvegarde de la liberté d’expression, comme le stipule le site de Jigsaw, le département/commissariat politique de Google géré par Jared Cohen.  Voilà où nous en sommes. Nous convergeons vers la Chine. Peut-être vers un grand système monde totalement intégré, qui partagerait une même forme de contrôle sociale, mélange subtil de dissuasion et de séduction, genre le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley.

Mais n’y sommes nous pas déjà? Je crois qu’il n’y a pas de réponse certaine à cette question.

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